Jek contempla le mirador à pensées, une tour étroite et haute qui dominait les toits plats et étagés d'Anjor, la capitale d'Ut-Gen. Là-haut, à l'intérieur de la bulle de vigie éclairée, se profilait la silhouette immobile du Scaythe inquisiteur, drapé dans son acaba grise. Plus haut encore, sur la voûte céleste assombrie, se découpait le cercle rougeâtre d'Harès, le soleil déclinant.
Ces deux halos superposés, l'un artificiel et l'autre naturel, symbolisaient le double malheur qui s'était abattu sur Ut-Gen. Il n'avait pas suffi qu'Harès, le dieu-soleil au corps de femme, répande quarante siècles plus tôt la peste nucléaire sur les deux tiers de la planète et décime plus de quinze milliards de ses habitants, il avait encore fallu que les légions du grand Ang'empire, Kreuziens, Scaythes, mercenaires de Pritiv et interliciers, débarquent en masse, neutralisent les forces de l'ordre locales, renversent les six consuls de l'Utigène, et depuis plus de dix années fassent régner la terreur sous la conduite du plus fanatique d'entre eux, le cardinal Fracist Bogh.
Jek se remit en marche. Bien qu'il ne fût âgé que de huit ans, il était parfaitement conscient du danger qu'il y avait à rester trop longtemps au pied d'un mirador à pensées. Il risquait d'éveiller les soupçons du Scaythe inquisiteur, et une perquisition mentale pouvait l'amener tout droit devant un tribunal sacré ou dans un centre de reprogrammation mentale. S'il voulait un jour mettre son grand projet à exécution, il devait éviter d'attirer l'attention sur lui.
Il remonta la rue principale d'Anjor, une avenue étroite et sinueuse qui s'étirait sur plus de cent quarante kilomètres. Les lampadaires mobiles, allumés en permanence, semaient de larges flaques jaunes sur les trottoirs. L'indéchiffrable obscurité cédait le pas aux ténèbres profondes. Les écharpes de brume s'entrelaçaient autour des bornes lumineuses qui signalaient l'emplacement des stations souterraines du R.T.A., le Réseau de transport anjorien.
Jek décida de parcourir à pied les sept kilomètres qui le séparaient de son domicile. Il préférait encore arriver en retard au dîner et subir les remontrances de ses parents plutôt que d'emprunter les tubes archibondés du R.T.A., ces gros vers blancs qui s'enfonçaient en rugissant dans les entrailles lubrifiées et nauséabondes de la cité.
Il gagna d'abord le marché permanent de Rakamel. Il longea les étals tenus par les employés des fermes communautaires des plaines, reconnaissables à leurs blouses et à leurs bonnets de laine écrue. Depuis le cataclysme, les légumes, les céréales et les fruits étaient cultivés sous de gigantesques serres étanches et perdaient chaque année de leur saveur et de leurs couleurs. Les quartiers de viandes suspendus à leurs crochets étaient eux-mêmes d'une insipide teinte grisâtre. Lorsqu'il était de bonne humeur, événement de plus en plus rare, p'a At-Skin prenait Jek sur ses genoux et évoquait le bon vieux temps d'Ut-Gen. Le bon vieux temps où les fruits juteux, sucrés, éclataient de couleurs vives, où les animaux couraient en semi-liberté sur les hauts plateaux, où les Anjoriens allaient se baigner dans la mer chaude de Zougas... Le bon vieux temps où vivre sur Ut-Gen n'était pas nécessairement considéré comme une corvée... Jek se demandait où p'a At-Skin puisait son inspiration : il n'était âgé que de soixante-cinq ans et la catastrophe avait eu lieu quelque quatre mille années plus tôt. Il fallait être doué d'une imagination sans bornes pour oser transformer la grande banquise de Zougas en mer chaude. Jek ne protestait pas car il comprenait que son père éprouvait de temps à autre le besoin pressant de ressusciter par la parole son monde agonisant.
Laissant derrière lui les étals sinistrés et les marchands aux mines lugubres, Jek déboucha sur l'immense esplanade des Saints-Supplices. Sur le parvis du temple kreuzien, dont les flèches effilées, élégantes, brisaient la rigueur géométrique des constructions locales, se dressait une forêt de croix-de-feu. Le cardinal Fracist Bogh avait fait installer des projecteurs de sol qui éclairaient, de jour comme de nuit, les corps nus et écartelés des condamnés. A l'intérieur des parois transparentes, il n'existait ni homme ni femme, ni jeune ni vieux, mais seulement des chairs boursouflées, des peaux qui partaient en lambeaux, des bouches déformées par un affreux rictus, des yeux exorbités qui adressaient une supplique muette aux passants, des monstres difformes et grimaçants qui mettaient parfois plus de sept jours à mourir...
Jek baissa la tête et se mordit les lèvres pour contenir les larmes qui lui embuaient les yeux. Même s'il les connaissait depuis toujours, il n'était pas parvenu à s'habituer à ces abominables mouroirs. Tel n'était pas le cas des badauds qui déambulaient d'une croix à l'autre et qui, d'une voix tantôt indifférente, tantôt amusée, commentaient les ravages opérés par le feu puisé sur les suppliciés.
« P'a Kurt-Mill, regarde celui-là, on dirait un scarabée corné ! s'exclamait une petite fille à peine moins âgée que Jek.
Et elle, elle ressemble à l'horrible poupée que t'avait offerte grand-m'an ! ricanait une femme.
M'an Kurt-Mill, ne commence pas à dénigrer les cadeaux de ma mère ! grondait une voix masculine.
Ils sont affreux... Ils me font peur !
Tu ne risques rien, petite idiote. Ils ne peuvent pas sortir de leur croix... »
Jek serra les poings, les enfonça dans les poches crevées de son pantalon bouffant et traversa la place en courant.
Il arriva chez lui deux heures plus tard, essoufflé, couvert de sueur. Les croissants maladifs des deux satellites d'Ut-Gen avaient supplanté Harès dans le ciel. La maison familiale, une construction à demi enterrée (la crainte irrationnelle d'une nouvelle tornade radioactive), était située en plein cœur du quartier résidentiel d'Oth-Anjor (littéralement : le vieil Anjor). P'a At-Skin n'était pas peu fier de l'étroite bande de gazon artificiel qui entourait la bâtisse et qu'il appelait, avec une façon bien à lui de gonfler les joues et le ventre, le « jardin ». Un luxe inouï dans une ville surpeuplée comme Anjor, où la plupart des familles ne disposaient que d'une pièce pour manger, se disputer, procréer et dormir.
Ses parents avaient déjà pris place autour de la table lorsqu'il entra dans la pièce de plain-pied qui faisait office de cuisine, de salle à manger, de salon et de chambre d'enfant sa chambre donc, puisqu'il était fils unique.
M'an At-Skin lui lança un regard noir et p'a At-Skin fronça les sourcils. Ils n'avaient jamais été très drôles sauf quand p'a At-Skin revenait de ses réunions semestrielles les yeux brillants et l'haleine chargée , mais depuis qu'ils s'étaient convertis au kreuzianisme, ils étaient devenus franchement lugubres. Son père s'était tassé, voûté, comme s'il s'était enroulé autour de son ventre proéminent, et le beau visage de sa mère s'était durci, parcheminé. Ils portaient désormais des colancors sous les vêtements traditionnels utigéniens, veste et pantalon noué à la taille pour les hommes, longue tunique et pantalon serré pour les femmes. Le cache-tête aux lisérés froncés soulignait la grossièreté des traits de p'a At-Skin et accentuait sa ressemblance avec une gargouille monstrueuse des anciens temples de l'H-prime, la religion du dieu-soleil à corps de femme. Et les trois mèches réglementaires censées donner de la grâce à l'ensemble achevaient de le rendre ridicule.
Depuis quelque temps, ils s'étaient mis en tête d'enseigner les premiers rudiments du kreuzianisme à leur fils, mais ils se heurtaient à un véritable mur. Doté d'un caractère bien trempé pour son âge, Jek refusait obstinément de se rendre aux offices du temple et d'écouter la parole divine du Kreuz. Le pire était que ses parents n'avaient pas été convertis à la religion officielle du grand Ang'empire par la force, comme beaucoup d'Anjoriens, mais qu'ils avaient reçu la révélation de la grâce divine en pleine nuit et d'une manière tout à fait spontanée. Du moins, c'est ce qu'ils prétendaient... Jek devinait confusément qu'il y avait quelque tricherie là-dessous.
Pétrifié à côté de la porte, il avait l'impression de faire face à deux morts-vivants. Les seuls éléments animés de la pièce étaient les volutes de fumée qui s'élevaient des assiettes et du récipient de porcelaine synthétique trônant au centre de la table.
« D'où viens-tu, Jek ? » demanda m'an At-Skin.
Un ton doucereux qui ne présageait rien de bon.
« Je me suis promené en ville, répondit Jek.
Toujours la même réponse ! grommela p'a At-Skin.
Toujours la même question... », soupira Jek.
Le repas se déroula dans un silence mortuaire, mais, aux coups d'oeil furtifs et fréquents que s'échangeaient ses parents, Jek se douta qu'ils fomentaient un mauvais coup.
P'a At-Skin suspendit sa mastication et s'essuya les lèvres.
« Jek...
Jek... renchérit m'an At-Skin.
Jek, mon fils, tu deviens de plus en plus insolent !
De plus en plus insupportable... »
Jek se prit à regretter de n'avoir pas suivi les conseils du vieil Artrarak. La résolution farouche qu'il lisait sur le visage de son père et de sa mère, éclairés de biais par les appliques murales, l'emplissait soudain d'une peur atroce.
« Jek, mon fils, nous avons pris une décision à ton sujet, reprit p'a At-Skin.
Il est temps de mettre un peu d'ordre dans cette tête rebelle, ajouta m'an At-Skin.
C'est pourquoi, dès demain matin, tu partiras pour l'école de propagande sacrée d'Oul-Bahi...
Une très bonne école, où tu seras très bien traité... »
Le sang de Jek se glaça. Il faillit aussitôt régurgiter l'amère soupe aux pois la soupe aux pois, la torture culinaire préférée de m'an At-Skin qu'il s'était pourtant efforcé d'avaler jusqu'à la dernière cuillère.
Jek se piquait les joues avec une aiguille qu'il avait dérobée dans le trousseau de sa mère. Sa longue marche dans les rues d'Anjor l'avait épuisé, et le sommeil, tel un oiseau de nuit, déployait ses ailes en lui. Ses muscles s'engourdissaient, se faisaient de plus en plus lourds. Les voix étouffées de ses parents traversaient le plancher. Surtout, ne pas dormir...
Il s'était évertué à ne manifester aucune émotion en leur présence, mais, dès qu'il s'était glissé dans les draps de son lit escamotable, les larmes brûlantes et salées avaient roulé sur ses joues et sur ses lèvres. Ainsi, ils voulaient se séparer de lui, l'expédier à Oul-Bahi, une lointaine ville de province, l'enfermer dans une école de propagande sacrée où il serait nuit et jour sous la coupe des missionnaires kreuziens. Jek jugeait parfois souvent ses parents avec la sévérité excessive des enfants, mais, à sa manière, il les aimait. Il gardait en lui les souvenirs des temps heureux, il entendait encore les rires tonitruants de p'a At-Skin, il voyait encore les yeux pétillants de m'an At-Skin, il tremblait aux éclats de leurs disputes, il riait aux embrassades gauches qui signaient leurs réconciliations. Les temps où vibraient les murs, les plafonds, les meubles et les appliques. Les temps où la vie osait s'exprimer, où la maison familiale était un îlot de chaleur et de fureur dans la grisaille perpétuelle et froide d'Ut-Gen.
Il se réveilla en sursaut, couvert de sueur. En un réflexe convulsif, il enfonça la pointe de l'aiguille dans sa joue. La douleur, vive, aiguë, lui arracha un cri. Il s'immobilisa, tous sens aux aguets. La maison était plongée dans un silence profond, seulement égratigné par les grondements sourds des tubes souterrains du R.T.A. et les bourdonnements lointains des navettes aériennes marchandes. Il lâcha l'aiguille, repoussa les draps, se leva et retira son pyjama. La détestable manie qu'avait m'an At-Skin de ranger ses vêtements du jour sur le plan de travail de la cuisine l'obligea à traverser la pièce à tâtons. Comme on était en automne, p'a At-Skin n'avait pas encore installé les sphères atomiques de chauffage. (Ut-Gen ne connaissait plus que trois saisons : grand hiver, hiver et automne.) Toutefois, les irrépressibles frissons qui couraient sur la peau nue de Jek n'étaient pas seulement dus au carrelage glacé et à la fraîcheur nocturne.
Cela faisait plus d'un an qu'il caressait son grand projet, depuis, en fait, qu'il avait rencontré Artrarak, le vieux quarantain du Terrarium Nord. Cependant, et il s'en rendait compte maintenant, il n'avait jamais eu l'intention de le mettre à exécution. C'était plutôt un rêve de gosse, une porte ouverte sur l'imaginaire, une manière de s'évader du quotidien, une façon comme une autre de tromper son ennui.
Il heurta une chaise. Elle glissa sur ses quatre pieds dans un horrible grincement. Il eut l'impression que son cœur s'échappait de sa poitrine. Il se figea sur place, tendit l'oreille mais ne décela aucun bruit, aucun mouvement, aucune vibration sous ses pieds nus. Il quittait ses parents pour toujours toujours, un concept effrayant pour un enfant de huit ans et eux dormaient du sommeil lourd de ceux qu'aucun remords ne vient tourmenter. Des sentiments contradictoires l'agitaient. Il avait une envie folle qu'ils se réveillent, qu'ils se lèvent, qu'ils accourent, qu'ils le serrent à l'étouffer dans leurs bras, qu'ils lui murmurent des mots rassurants, des mots tendres, et, en même temps, il espérait qu'ils n'en feraient rien, qu'ils ne le retiendraient pas, qu'ils le laisseraient partir pour le long voyage dont il ne reviendrait pas.
Il mit la main sur ses vêtements soigneusement pliés l'ordre, une des marottes de m'an At-Skin et s'habilla à la hâte. Il lui fut plus difficile de retrouver ses chaussures, des bottes fourrées, car il prenait parfois à sa mère l'absurde fantaisie de les ranger au beau milieu des produits d'entretien, sous l'évier et les conduits d'énergie magnétique. Il réussit à les dénicher au prix de savantes contorsions, les enfila et, toujours à tâtons, se dirigea vers la porte. Le rayon d'un lampadaire mobile se glissait par un interstice du volet antiradiation et se réfléchissait sur l'écran-bulle de l'holovision. Ut-Gen, planète mineure de l'Empire, ne captait plus les émissions trans-stellaires et ne disposait pas des structures nécessaires à la réalisation de productions médiatiques autonomes, mais p'a At-Skin avait décidé de garder la sphère réceptrice. Ça fait une belle décoration, affirmait-il en lissant l'une de ses trois mèches. C'était surtout un signe ostentatoire de la richesse de la famille At-Skin : très rares étaient les Utigéniens qui avaient les moyens de s'offrir un écran-bulle.
La main sur la poignée de la porte, Jek se retourna et embrassa du regard la pièce inondée d'encre nocturne. La puissante vague de solitude et de tristesse qui le submergea abandonna une écume d'amertume dans sa gorge. Pendant une poignée de secondes, il fut tenté de renoncer à son projet insensé et de retourner s'enfouir dans la tiédeur rassurante des draps. Puis il songea à ce qu'ils voulaient faire de lui, il imagina la ville sinistre d'Oul-Bahi, les infranchissables murailles de l'école de propagande sacrée, les faces sévères des missionnaires kreuziens, et sa décision s'en trouva raffermie. Qu'est-ce que son départ changerait pour p'a et m'an At-Skin ? La seule différence, c'est qu'il s'en allait avant qu'ils n'aient eu le temps de le chasser.
Il refoula à grand-peine une nouvelle montée de larmes, tourna précautionneusement la poignée et entrebâilla la porte. P'a At-Skin avait eu la bonne idée d'ajouter les empreintes cellulaires de Jek à l'identificateur de passage, et le système d'alarme ne se déclencha pas. Lorsqu'il se retrouva sur le trottoir, il eut l'impression de plonger dans un océan de frayeur.
Les lampadaires n'étaient plus que des halos diffus, des yeux ronds et myopes qui ne parvenaient pas à transpercer l'épais manteau de brume recouvrant la ville. Par chance, la ruelle était déserte. Jek releva le col et resserra les pans de sa veste, puis trottina en direction de la première borne du R.T.A.
Quelques minutes plus tard, la plateforme gravitationnelle le déposa sur le quai de la station souterraine. Les tubes automatiques se faisaient rares à cette heure de la nuit. La lassitude ou l'indifférence se lisaient sur les visages des usagers qui se pressaient par grappes de trois ou quatre autour des sièges autosuspendus. Malgré leur fatigue, ils refusaient de s'asseoir, comme s'ils avaient peur de s'endormir sur place et de rater le prochain tube.
Jek aperçut les combinaisons noires d'interliciers à l'autre bout du quai. Si ceux-là se rendaient compte qu'un garçon de huit ans se promenait seul au cœur de la nuit anjorienne, ils ne se priveraient pas du plaisir de l'interpeller et de le conduire dans un poste d'interlice, où ils effectueraient une analyse cellulaire avant de le ramener à son point de départ. Un moment, Jek fut pris du secret espoir qu'ils se retournent et se saisissent de lui. Cela ne faisait que trois minutes qu'il volait de ses propres ailes et il ne se sentait pas très à l'aise dans son indépendance toute neuve, bien trop grande pour lui. Puis il se moqua vertement de lui-même : Jek At-Skin, l'aventurier qui s'apprêtait à découvrir le vaste univers, n'était même pas fichu de s'éloigner de trois cents pas de la maison ! Jek At-Skin, qui aspirait à rencontrer les trois êtres de légende qu'évoquait le vieil Artrarak, hésitait à quitter ces deux êtres ordinaires qui avaient pour noms p'a et m'an At-Skin ! D'accord il était le fruit de la graine de son père et de l'œuf de sa mère, d'accord il avait passé six mois dans le ventre de m'an et trois autres dans la couveuse familiale qui avait vu naître p'a At-Skin et, avant lui, grand-p'a At-Skin, d'accord cette espèce de réaction en chaîne héréditaire, amoureuse et chimique avait tissé des liens invisibles entre eux et lui... Devait-il pour autant reculer devant l'inconnu ? Troquer la perspective d'une existence exaltante contre l'assurance d'une vie morne à l'ombre des hauts murs d'une école de propagande sacrée ?
Jek repéra un couple enlacé à quelques pas de lui, s'en approcha discrètement et se tint à côté de la femme. Ni trop jeunes ni trop âgés, ils feraient des parents de fortune tout à fait acceptables, aussi vraisemblables, en tout cas, que les auteurs de ses jours.
Il leur emboîta le pas lorsque le tube, un engin blanc et souple d'une cinquantaine de mètres de long, s'immobilisa sur le bord du quai dans un insupportable crissement. Les trappes coulissantes s'ouvrirent dans un sifflement prolongé. Le compartiment, éclaboussé de lumière sale, n'était qu'aux trois quarts plein. Les nouveaux parents de Jek eurent la bonne idée de s'asseoir sur une banquette vide, de se serrer l'un contre l'autre et d'offrir ainsi une petite place à leur fils inconnu. Ils ne lui prêtèrent aucune attention, trop occupés qu'ils étaient à s'embrasser, à se nourrir l'un de l'autre. C'était quelque chose d'assez étonnant, d'à la fois répugnant et fascinant, que de voir ces lèvres luisantes se tordre et s'entre-dévorer comme des vers affamés et furieux.
Tandis que défilaient les stations, Jek ne se lassa pas de les observer du coin de l'œil. Ils n'étaient pas convertis au kreuzianisme, du moins pas encore : d'une part, ils ne portaient pas de colancor, d'autre part, des kreuziens, régis par le sévère Code des tolérances conjugales, ne se seraient jamais livrés à une telle exhibition en public. Il craignit que leur comportement provocant ne sorte les interliciers, les ombres noires et menaçantes assises quelques banquettes plus loin, de leur indifférence. Déjà, les regards désapprobateurs des autres voyageurs fusaient dans leur direction. Jek supplia intérieurement ses parents intérimaires de suspendre leurs activités, au moins tant qu'il serait auprès d'eux, et, curieusement, la femme exauça sa prière : elle rejeta la tête en arrière comme si les baisers enflammés de son compagnon avaient fini par la consumer. Elle était belle dans la défaite, avec ses grands yeux perdus dans le vague, ses cheveux ondulants et ses lèvres rouges et gonflées.
Jek se demanda si p'a et m'an At-Skin pratiquaient encore ce genre de jeu dans leur chambre du sous-sol, mais il s'aperçut vite que c'était là une pensée incongrue, absurde. Au fur et à mesure que le tube automatique s'éloignait du centre historique d'Anjor, l'image de son père et de sa mère devenait floue, imprécise, impalpable. Il fut effaré de constater à quelle vitesse il les oubliait. Il lui sembla soudain qu'il les avait quittés depuis des années, depuis des siècles. Les galeries ténébreuses du R.T.A. buvaient avidement ses souvenirs.
Carrefour Traph-Anjor. Il lui fallait maintenant changer de tube pour se rendre au Terrarium Nord, le quartier des quarantains. Il enveloppa d'un ultime regard le couple dont les bouches volaient l'une vers l'autre pour un nouvel affrontement. Cet homme et cette femme, des révoltés dans leur genre, ne sauraient jamais qu'ils avaient eu, l'espace de quelques minutes, un fils rebelle, silencieux et attentif de huit ans. Le tube ralentit et s'immobilisa sur le bord de l'interminable quai du carrefour.
Jek se jeta dans le flot de voyageurs. Des griffes acérées lui pincèrent les entrailles lorsqu'il passa devant les interliciers, mais aucune voix ne le cloua sur place, aucune main ne se referma sur son bras. S efforçant de marcher d'une allure dégagée, il sortit du tube et se dirigea vers la plateforme de correspondance. Il s'était si souvent rendu chez le vieil Artrarak qu'il aurait pu accomplir le trajet les yeux fermés. Désormais, il ne pouvait plus revenir en arrière et la seule question qu'il se posait était de savoir si le quarantain accepterait de le recevoir à cette heure de la nuit.
Le Terrarium, les quartiers souterrains qui abritaient les populations transfuges de la zone contaminée, s'étendait sur des centaines d'hectares au nord d'Anjor. C'était une ville dans la ville, avec sa propre administration, ses propres commerces et sa propre police. Un ghetto que ne fréquentaient jamais les « surfaceurs », les Anjoriens de surface.
Avant d'y mettre les pieds, Jek avait entendu toutes sortes d'histoires sur le compte des quarantains : p'a At-Skin, par exemple, prétendait que les grands vents radioactifs avaient provoqué chez eux des maladies bizarres et des métamorphoses monstrueuses. Il disait aussi qu'on n'aurait jamais dû les laisser entrer dans la zone protégée, qu'ils fabriquaient des gosses à tire-larigot et que, si l'on ne faisait rien pour les empêcher de procréer, ils finiraient par être dix fois plus nombreux que les Utigéniens sains. Et p'a At-Skin de vitupérer contre l'incompétence du gouvernement antique qui, mille cinq cents ans plus tôt, avait eu la faiblesse de recevoir une délégation venue de la zone contaminée, d'accepter ses revendications et de neutraliser la barrière magnétique isolante dressée entre les deux régions. Deux siècles plus tard, les célèbres tyrans du P.U.S.U. (le Parti des ultra-sains d'Ut-Gen) avaient redressé la situation avec l'énergie et l'extrémisme qui les caractérisaient : ils avaient rassemblé les quarantains dans des vaisseaux programmés pour exploser en vol. Ils avaient cru débarrasser Anjor de la vermine infectée, mais quelques individus avaient échappé aux rafles et à l'extermination en se réfugiant dans les égouts de la capitale anjorienne. Ainsi était né le Terrarium Nord.
Une frayeur immense avait saisi Jek lorsqu'il avait franchi pour la première fois la porte monumentale du ghetto, lorsqu'il avait vu les aiguilles de béton entrelacées et menaçantes qui ceinturaient les gigantesques excavations. Il s'était attendu à voir surgir des monstres hideux des innombrables orbites noires qui béaient sur les parois lisses des puits de descente, et seules les moqueries de ses amis l'avaient dissuadé de rebrousser chemin. Puis il avait constaté que les quarantains étaient des humains presque comme les autres, il s'était accoutumé à leurs visages torturés, à leurs corps difformes et aux curieux borborygmes qui ponctuaient leurs propos, il avait découvert et apprécié leur chaleur, leur humour, leur joie de vivre. Leurs ancêtres avaient peut-être été victimes de la colère du dieu-soleil de l'H-prime, mais eux ne souffraient pas de la morosité qui gangrenait les Anjoriens de surface. Les missionnaires kreuziens n'osaient pas s'aventurer dans le Terrarium Nord. Cela ne signifiait pas pour autant que l'Eglise se désintéressât du sort des quarantains : à plusieurs reprises, p'a At-Skin avait laissé entendre que le cardinal Fracist Bogh et ses conseillers préparaient une solution radicale, définitive, au problème épineux posé par le ghetto.
Jek dévala l'escalier d'accès au puits A 102, plongé dans une obscurité opaque, et déboucha sur le ponton supérieur. Les claquements de ses bottes sur le plancher métallique se répercutèrent d'une paroi à l'autre. Il s'approcha de la console lumineuse encastrée dans l'un des pylônes suspendus et appuya sur le bouton de commande de la plateforme gravitationnelle. Les rafales d'un vent cinglant plaquèrent des mèches de sa chevelure sur son front et ses tempes. Il dut s'arc-bouter contre la balustrade du ponton pour ne pas perdre l'équilibre et se faire précipiter quelques centaines de mètres en contrebas. Au-dessus de lui, les étoiles et les croissants pâles des satellites se noyaient dans l'épais plafond de brume.
Quelques minutes plus tard, la plateforme émergea des ténèbres et vint lentement s'abouter au ponton. Jek composa les chiffres 2, 5, 4 sur le clavier de la console, puis s'installa précautionneusement au milieu de la surface plane et circulaire d'une vingtaine de mètres de diamètre. Elle n'était pas équipée de garde-corps comme les plates-formes du R.T.A., mais d'un champ de gravité artificielle. En plein jour, Jek évitait soigneusement de s'approcher de son bord et plus encore de se pencher pour regarder au fond du puits. Même lorsqu'elle était bondée, il se débrouillait toujours pour se frayer un chemin jusqu'à son centre. Là, immobile, tétanisé, il attendait avec impatience le moment où il ne serait plus suspendu dans le vide, où il pourrait enfin fouler la terre ferme des tunnels.
La plateforme oscilla légèrement sur elle-même puis entama sa descente en émettant un faible bourdonnement. D'habitude, Jek n'était pas seul et elle s'arrêtait aux niveaux intermédiaires saisis sur la console par les autres passagers. Cette fois-ci, comme le mémodisque de programmation lui donnait un peu de champ libre, elle prit rapidement de la vitesse. Bien que maintenu par le champ de gravité artificielle, Jek eut la brusque sensation de décoller du plancher, une impression d'autant plus saisissante que l'obscurité l'empêchait de se repérer aux parois convexes du puits, qu'il ne pouvait se fier qu'aux sifflements menaçants de l'air. Il crut qu'il allait s'écraser au fond du gouffre et son cœur affolé lui martela la cage thoracique et les tympans.
La plateforme réduisit progressivement son allure et les organes éparpillés de Jek réintégrèrent leur emplacement initial. Elle s'aligna sagement contre le bord extérieur d'un étroit ponton de réception, auquel elle finit par s'abouter dans un claquement bref. Le champ de gravité artificielle se désactiva. Etourdi, suffocant, Jek se leva et, bien que ses jambes flageolantes eussent quelque difficulté à le porter, il fila sans demander son reste. Il ne jeta pas son habituel coup d'œil vers le sommet du puits, vers cette bouche qui paraissait si grande là-haut et si minuscule en bas, il ne chercha pas davantage à vérifier qu'il était bien arrivé au niveau 254, il franchit le ponton en quelques bonds et s'enfonça directement dans le tunnel d'accès aux terriers.
Talonné par les ténèbres, il courut jusqu'au premier embranchement, une placette voûtée d'où partaient une douzaine d'autres galeries. Il ne voyait pratiquement rien mais il suivait la carte intérieure qui, au fil de ses visites, s'était imprimée dans son esprit. Les rampes enchâssées dans les voûtes des tunnels étaient éteintes. Des rayons ténus s'infiltraient par les interstices arrondis des sas des terriers encore éclairés. Jek s'était toujours demandé comment les quarantains faisaient la différence entre le jour et la nuit. Sa balade nocturne dans le labyrinthe du Terrarium lui en apportait la réponse : ils mettaient tout simplement fin au jour artificiel en éteignant les rampes des tunnels.
Au sixième embranchement, il s'engagea dans une galerie étroite et sinueuse dont l'odeur caractéristique, différente de l'âcre puanteur de renfermé et de moisissure qui régnait sur le ghetto, lui indiqua qu'il touchait au but. Il déboucha bientôt sur la vaste grotte des plantations de plumeng, une racine aromatique qui entrait dans la composition de la plupart des pommades, onguents et épices des quarantains.
Un flot de lumière crue s'échappait du sas entrouvert du terrier du vieil Artrarak, inondait un carré de terreau noir, caressait les feuilles brunes et largement nervurées des plumengs, puis escaladait les reliefs d'une paroi rugueuse avant de se jeter dans les insondables profondeurs de la grotte. Un léger clapotis troublait le silence. Jek reprit son souffle et essuya d'un revers de manche les gouttelettes de sueur qui perlaient sur son front.
« Tu t'es décidé ! » fit soudain une voix grave et mélodieuse.
Jek sursauta. Le vieil Artrarak émergea d'un repli d'obscurité et s'avança vers lui, un sourire vissé au coin des lèvres. Chez le quarantain, la nature semblait avoir pris un malin plaisir à compliquer les choses. Il ne lui suffisait pas d'avoir un nom imprononçable, il fallait en plus que sa vilaine bobine fût ajustée en dépit du bon sens : on cherchait les yeux sous le front et on les découvrait placés de chaque côté du nez en forme de museau, tellement renfoncés dans leurs orbites qu'on se demandait d'abord, jusqu'à ce qu'on distingue les lueurs vives des prunelles, si on n'avait pas affaire là à une paire de narines supplémentaires. La bouche, d'une incroyable mobilité, s'étirait jusqu'aux oreilles, elles-mêmes implantées directement sur les tempes. Quelques poils blancs savamment disposés ne réussissaient pas à camoufler le crâne nu, crevassé, cabossé. Quant aux membres, ils étaient si longs et si maigres qu'ils conféraient à leur propriétaire la curieuse allure d'une araignée perpétuellement suspendue à son fil. De même, il était difficile d'accoler le nom de vêtements aux bouts de tissu élimés et sales, grossièrement cousus les uns aux autres, qui enveloppaient l'ensemble.
Comme bon nombre de quarantains, Artrarak souffrait de bêtazoomorphie. Ses lointains ascendants avaient été irradiés par les grands vents radioactifs, et la maladie, infectant les gènes, s'était transmise de génération en génération. Toutefois, les malformations d'Artrarak s'évanouissaient comme par enchantement dès qu'il prenait la parole. Chez lui, la beauté se nichait dans la voix, une voix basse, chaude, envoûtante. Elle coulait de sa gorge comme la plus précieuse et la plus parfumée des eaux de source, comme une rivière apaisante, enchantée, au sein de laquelle Jek se plongeait avec délectation. Les petits Anjoriens de surface qui venaient lui rendre visite n'avaient aucune idée de son âge mais ils l'avaient spontanément surnommé le « vieil Artrarak ». Les quarantains, eux, le considéraient comme un marginal, comme un radoteur qui finissait par s'empêtrer dans les légendes qu'il racontait.
La lumière crue du terrier sculptait les traits tourmentés d'Artrarak. Ses doigts osseux se refermèrent comme des serres sur l'épaule de Jek.
« Tu t'es enfui de chez toi, n'est-ce pas ? »
Jek réprima un frisson et acquiesça d'un mouvement de menton.
« Eh bien, ça me rassure ! Il y en a au moins un qui a cru à mes histoires !
Mes parents voulaient m'envoyer dès demain matin dans une école de propagande sacrée... bredouilla Jek, au bord des larmes.
Oh, oh, un cas d'urgence ! Viens dans mon terrier : nous serons mieux pour parler... »
Une pensée vénéneuse traversa le cerveau de Jek. Pouvait-on vraiment faire confiance au vieil Artrarak ? Et si ses belles histoires n'étaient que les fruits d'un cerveau affabulateur, pervers, détraqué ? P'a At-Skin disait souvent que les quarantains souffraient de crises aiguës de schizophrénie, des moments pendant lesquels ils croyaient voir et entendre des choses qui n'existaient pas. Peut-être que Naïa Phykit, la belle Syracusaine, Sri Lumpa l'Orangien et le mahdi Shari des Hymlyas, les trois personnages de légende qui combattaient les armées du grand Ang'empire, n'existaient pas eux non plus... Tout à coup, Jek trouva peu vraisemblable qu'on puisse échapper à un lézard géant de la planète Deux-Saisons, narguer l'inquisition mentale et voyager sur ses pensées...
Artrarak l'entraîna à l'intérieur du terrier et lui fit signe de s'asseoir sur un tabouret de pierre taillée. Le mobilier du quarantain se réduisait à sa plus simple expression : deux autres tabourets, une table de terre séchée, quelques étagères creusées directement dans les parois rocheuses et un matelas de feuilles de plumeng posé à même le sol. La grosse bulle-lumière à reconnaissance vocale qui flottait sous le plafond bas était sa seule concession au modernisme. Quelle que fût la saison, grand hiver, hiver ou automne, et même s'il ne disposait d'aucune sphère atomique de chauffage, le terrier offrait une température agréable et constante.
« Je suppose que tu as faim et soif », dit Artrarak.
Sans même attendre la réponse de son petit hôte, il disparut dans une seconde pièce en enfilade. Une fatigue intense s'abattit soudain sur les épaules de Jek. Ses muscles endoloris réclamèrent avec insistance leur dû de sommeil. Ses parents l'avaient tellement accoutumé à se coucher tôt qu'il se sentait complètement patraque, qu'il avait l'impression tenace d'évoluer à côté de son corps. Les formes et les sons glissaient sur lui comme des songes.
« Voilà de quoi reprendre des forces ! Tu en auras besoin, car tu devras partir avant le lever du jour. Dès que tes parents auront alerté les interliciers, ils lanceront une sonde olfactive sur tes traces... »
Artrarak posa un plateau devant Jek qui, machinalement, saisit une tasse. Le breuvage, brûlant, amer, lui soutira des larmes.
« Je pourrai peut-être brouiller la piste de la sonde, mais je n'en suis pas certain, poursuivit le quarantain. Tu ne seras en sécurité que lorsque tu auras atteint la zone irradiée... »
Jek leva des yeux horrifiés au-dessus de la tasse.
« La zone contaminée ?
C'est le seul endroit où les interliciers ne mettront jamais les pieds. Pas plus que les kreuziens, les Scaythes ou les mercenaires de Pritiv ! Mais ne t'inquiète pas : tu n'y resteras pas assez longtemps pour être contaminé. Trente siècles, c'est long, et nos amis les atomes de fission ont perdu de leur redoutable pouvoir...
Mais on ne peut pas passer... La barrière magnétique à haute densité... »
Artrarak libéra un rire à la fois musical et chuintant.
« Chaque jour, des centaines de quarantains passent tranquillement de la zone contaminée au Terrarium et vice versa ! Aucune barrière magnétique n'est en mesure d'empêcher les rats de creuser... Tu seras le premier Anjorien de surface à emprunter les voies souterraines. Un grand honneur... C'est surtout le seul moyen de quitter discrètement Ut-Gen : les déremats et les vaisseaux réguliers sont contrôlés par les Scaythes surveillants. Ils liraient dans tes pensées aussi facilement que dans un livre ouvert. Une fois dans la zone interdite, tu gagneras la cité de Glatin-Bat. Là-bas, tu demanderas le vaisseau du viduc Papironda. C'est un pillard et un égorgeur, mais, si tu lui dis que tu viens de ma part, il ne fera aucune difficulté pour te déposer sur Franzia, une planète de l'amas de Néorop... »
Si d'habitude les mots d'Artrarak enflammaient Jek, ils étaient cette nuit de nature à le glacer. Cela tenait peut-être au fait que le vieux quarantain avait toujours évoqué le but du voyage et non les moyens qui permettaient d'atteindre ce but. Jek mesurait subitement toutes les difficultés qui l'attendaient. C'était un peu comme lorsqu'il imaginait un dessin magnifique dans sa tête et que chaque coup de crayon l'éloignait un peu plus du modèle parfait qu'il avait spontanément conçu.
Un gouffre insondable séparait le rêve de la réalité. Il lui fallait non seulement se rendre dans la zone contaminée, mais encore contacter un pillard, un égorgeur, l'un de ces pirates sans scrupule qui hantaient l'espace et dont p'a At-Skin parlait quelquefois avec de l'effroi dans les yeux.
« Sur Franzia, il existe des réseaux secrets qui font passer les pèlerins sur Terra Mater, la terre des origines, poursuivit Artrarak. Là, Naïa Phykit, Sri Lumpa et le mahdi Shari des Hymlyas t'apprendront le son du silence, le son qui permet d'échapper à l'inquisition mentale et de voyager sur les pensées. Tu deviendras un guerrier du silence, petit Jek, l'un de ceux qui participeront à l'avènement du monde nouveau... Un guerrier du silence... »
Il avait prononcé ces derniers mots avec une douceur et un respect infinis.
« Ce n'est rien qu'une légende ! Des menteries ! cria Jek en repoussant rageusement sa tasse.
Qu'est-ce que ça change ? répliqua calmement Artrarak. A ton avis, qu'est-ce qui est préférable ? Croire aux légendes ou se résigner à une existence sans espoir ? Moi, je préfère la beauté des menteries à la laideur de certaines vérités...
Alors, pourquoi est-ce que tu restes ici ? »
Les yeux du vieux quarantain devinrent des puits incandescents.
« Tu ne peux pas imaginer à quel point j'aimerais être à ta place, petit surfaceur ! murmura-t-il tristement. Mais je ne peux pas partir. Il y a plus de vingt ans de cela, j'étais l'un des correspondants locaux de la chevalerie absourate...
De la quoi ?
Tu n'as jamais entendu parler de la Confédération de Naflin ? Des chevaliers absourates ? C'est vrai que c'était avant ta naissance, avant l'Ang'empire... Lorsque les Anjoriens de surface creusèrent le sous-sol de leur ville pour installer le R.T.A., ils découvrirent avec horreur le Terrarium, ils découvrirent que des quarantains avaient vécu pendant des siècles sous leurs pieds.
Ils décidèrent immédiatement de poursuivre la politique d'extermination entreprise par les tyrans du P.U.S.U... Mais entre-temps, Ut-Gen avait demandé son intégration à la Confédération de Naflin, une sorte de gouvernement supraplanétaire qui veillait à l'équilibre des pouvoirs. Je n'ai pas le temps de tout t'expliquer. Sache simplement que la chevalerie absourate était un ordre secret et que... »
Il s'interrompit soudain comme si quelque chose venait de le frapper. Il huma longuement l'air et un masque d'inquiétude tomba sur son visage difforme.
« Ces maudits kreuziens !... Ils ont avancé leur date ! Quelqu'un nous a manipulés ! »
Il renversa son tabouret, contourna la table et se rua hors du terrier. Jek, interloqué, le vit couper directement par les carrés de terreau noir, piétiner sauvagement les fanes des plumengs. Son ombre étirée fusa sur la paroi éclairée de la grotte. Il disparut dans la galerie étranglée qui donnait sur l'embranchement.
En attendant le retour du vieux quarantain, Jek ne trouva rien de mieux à faire que de grignoter les gâteaux secs disposés sur le plateau. Une manière comme une autre de résister à l'appel envoûtant du sommeil. Puis il se posa des questions sur le comportement singulier d'Artrarak et une inquiétude sournoise le gagna. Nerveux, incapable de rester en place, il se leva, sortit à son tour du terrier et s'aventura dans la grotte tout en veillant à rester dans les limites du halo de lumière. C'est alors qu'une odeur piquante s'insinua dans ses narines. Il lui associa instantanément l'image du parc cynégétique où son père et son oncle, t on Or-Lil, l'avaient emmené l'année passée. De temps en temps, p'a At-Skin aimait bien, selon sa propre expression, taquiner le fauve. Un loisir réservé aux catégories sociales supérieures dont il se réclamait. Le fauve en question était importé, numéroté, réservé, anesthésié, et n'offrait qu'une résistance de principe à son chasseur d'un jour, mais il gardait ses apparences de fauve, avec des griffes et des dents impressionnantes, aussi longues que des poignards.
Un bruit de cavalcade le tira de ses rêveries. Il discerna la silhouette arachnéenne d'Artrarak qui revenait sur ses pas, qui accourait vers lui, essoufflé, livide, tellement penché vers l'avant que ses mains touchaient pratiquement le sol.
« Ne reste pas là, petit Jek ! Les kreuziens sont en train de nous gazer ! »
C'était ça, l'odeur ! Des relents de gaz s'échappaient des cartouches utilisées par les chasseurs amateurs du parc cynégétique. Le gaz foudroyant, il n'y a rien de plus efficace pour coucher la bête ! disait p'a At-Skin en épaulant son lance-cartouches. Cela valait probablement pour les quelques millions de quarantains du Terrarium Nord et un petit Anjorien de surface du nom de Jek At-Skin.
Il resta planté sur le terreau, épouvanté, pétrifié. Sa seule réaction fut de clore les paupières. Tout ça n'était qu'un cauchemar, il allait certainement se réveiller dans sa chambre, il en rirait lorsqu'il raconterait cette histoire à ses amis d'Oth-Anjor. Il s'aperçut à peine que le vieil Artrarak le saisissait par le bras et le tirait vers le sas entrouvert du terrier.
CHAPITRE II
KERVALEUR : nom commun, masculin. Désigne un individu dans le cerveau duquel on a implanté un programme mental autonome pour l'entraîner à commettre des actions indépendantes de sa volonté. Par extension : traître, félon. Historique du mot : Marti de Kervaleur, descendant d'une noble famille syracusaine et membre du mouvement clandestin Mashama, aurait été manipulé par les effaceurs du sénéchal Harkot lors de la période dite de la « Terreur des Experts ». Le désespoir l'aurait ultérieurement poussé à se suicider. De nombreux historiens de l'ère sharienne mettent son existence en doute et pensent qu'il s'agit d'un personnage fictif inventé par les premiers guerriers du silence. Cependant, des archéologues de Terra Mater ont exhumé un squelette que des biologistes ont authentifié comme étant celui de Marti de Kervaleur.
Dictionnaire universel des mots
et expressions pittoresques,
Académie des langues vivantes